V
La Boule de Cristal
Bien avant d’arriver au quai, Alvin entreprit de passer en revue les flammes de vie de la foule plus loin devant lui. Il ne voyait pas dans ses semblables comme Margaret, ne savait rien d’eux, de leur passé ni de leur avenir. Mais il distinguait les flammes de vie qui brillaient avec éclat, celles qui couvaient, sombres et brûlantes ; il repérait le fort et le faible, le courageux et le poltron.
Étant en ville depuis des semaines, il en reconnut beaucoup. Il découvrit facilement Steve Austin et Jim Bowie, séparés pour l’instant et guère semblables. Il savait qu’Austin était un rêveur et Bowie un tueur. Les rêveurs ont toujours l’air de croire que leur rêve vaut le prix que d’autres vont payer. Ils se bercent aussi de l’illusion qu’ils sont en mesure de maîtriser le mal dont ils vont se servir pour réaliser leur rêve.
Mais les réflexions d’Alvin sur Austin et Bowie furent bientôt interrompues net par une flamme de vie éclatante et familière, la dernière qu’il comptait – ou voulait – retrouver ici à Barcy.
Son jeune frère Calvin.
Inséparable d’Alvin durant leur enfance, Calvin en avait été le compagnon le plus proche, et tout ce que faisait son aîné, il essayait de le reproduire. Alvin, pour sa part, succombait rarement à la tentation de le taquiner, il préférait le faire participer et le surveiller.
Ce qu’aucun d’eux n’avait prévu, c’était la jalousie de Calvin. Lui aussi était le septième fils d’un septième fils – mais uniquement parce que l’aîné, Vigor, avait trouvé la mort en traversant la rivière Hatrack le jour même et à l’heure même où Alvin était né. Aussi, quels que soient les dons que conférait cette position privilégiée dans l’ordre des naissances, ceux de Calvin demeuraient inférieurs.
Mais jouir d’un talent moindre que celui d’Alvin n’était sûrement pas une grosse déception – c’était le lot de la plupart des êtres humains. Et celui de Calvin restait remarquable.
L’ennui, c’est qu’il n’avait jamais travaillé son talent. Il s’était attendu à pouvoir reproduire tout ce que faisait Alvin, et quand il n’y arrivait pas, il se renfrognait et se mettait en colère. En colère contre son frère, ce qui était ridicule et injuste selon Alvin. Qui le disait.
Calvin n’avait guère de dispositions pour les disputes et les critiques. Il ne les supportait pas et les évitait, aussi les deux frères autrefois si proches avaient-ils gardé peu de contacts ces dernières années. Margaret n’aimait pas Calvin, ce qui n’arrangeait pas la situation. Ou plutôt… elle le craignait et ne tenait pas à le savoir près d’Alvin.
Et pourtant Calvin était là. La coïncidence était trop grande. On l’avait sûrement envoyé ici. Un « on » qui ne pouvait être que Margaret. Avait-elle décidé que la présence de Calvin était profitable en la circonstance à Alvin ? Plus vraisemblablement, elle la jugeait nécessaire à l’accomplissement de son projet, quel qu’il soit.
Alors qu’il s’approchait du quai, Alvin sentit l’instant où Calvin nota sa flamme de vie. Son cœur battit plus vite. L’amour d’autrefois y brûlait encore. Calvin était peut-être agaçant, décevant et même parfois un peu effrayant. Il avait peut-être commis de mauvaises actions qui jetaient de temps en temps comme un voile sur sa flamme de vie tremblotante. Mais il restait le jeune garçon qui avait enchanté Alvin aux meilleures heures de son enfance, avant qu’il comprenne quel ennemi mystérieux en voulait à sa vie.
Avant que Calvin se laisse séduire par ce même ennemi.
Aussi Alvin allongea-t-il le pas dans les rues noires de monde en bousculant ici et là les passants, mais aucun ne songea un instant à protester au vu de sa taille et de la largeur de ses épaules de forgeron.
Derrière lui, Arthur Stuart trottinait afin de ne pas se laisser distancer. « Qu’esse y a ? Qu’esse qui s’passe ? »
Puis ils sortirent de la rue et virent l’alignement interminable de navires et de bateaux à aubes amarrés le long du quai, les débardeurs qui les chargeaient et les déchargeaient, les grues qui levaient et descendaient les cargaisons, les passagers qui grouillaient autour – quelques-uns qui arrivaient, beaucoup qui partaient –, les marchands ambulants qui criaient et poussaient, les voleurs et les prostituées qui rôdaient et se pavanaient, et, debout au milieu du tout, seul et grignotant une baguette, se tenait Calvin.
Il avait fini par atteindre sa taille adulte. Il était plus petit qu’Alvin mais plus dégingandé, si bien qu’il paraissait grand alors qu’Alvin paraissait imposant. Ses cheveux étaient blonds au soleil. Et ses yeux pétillèrent lorsqu’il vit approcher son frère.
« Qu’esse-tu fais icitte, maudit grand bon-rien ? » s’écria Alvin en tendant les bras pour étreindre son frère.
Calvin éclata de rire et lui rendit son étreinte. « Je m’en viens te sauver d’un péril affreux, j’crois bien, mais ta femme m’en a pas dit plusse.
— J’suis content de t’voir, fit Alvin. Même si on connaît ni l’un ni l’autre pourquoi on est icitte.
— Oh, moi j’connais pourquoi. Mais j’connais pas pourquoi Peggy nous a envoyés.
— Alors… tu vas me l’dire ?
— On est icitte par rapport qu’il est temps pour nous d’oublier nos p’tites jalousies et de travailler ensemble pour vraiment changer l’monde. »
Ils ne parlaient pas depuis une minute qu’Alvin grinçait déjà un peu des dents. Leurs petites jalousies ? Calvin était le seul qui avait manifesté de la jalousie, c’était lui qui avait voulu quitter Vigor Church pour aller ailleurs – en France et en Angleterre, d’après ce que savait Alvin, ainsi qu’à Camelot, une fois à Philadelphie et dans beaucoup d’autres villes dont il n’avait pas la moindre idée. C’était lui qui avait décidé de ne plus travailler son talent et de tout apprendre tout seul.
Visiblement, il avait appris ce qu’il fallait et se sentait prêt à tenir sa place comme l’égal d’Alvin. Mais Alvin ne se faisait pas d’illusions, ils ne travailleraient pas ensemble. Calvin apporterait ou non sa contribution suivant son humeur.
Et quand il aurait bien mis la pagaïe, Alvin viendrait le sortir du pétrin où il se serait fourré.
Non, non, c’est injuste. Il faut donner sa chance au gamin. À l’homme, je veux dire.
À moins que je le prenne toujours pour un gamin.
« D’accord, dit Calvin. P’t-être qu’on a pas oublié nos p’tites jalousies. »
Alvin s’aperçut qu’il avait laissé la déclaration de son frère sans réponse. « Quelles jalousies ? fit-il. J’essayais seulement de voir comment partager au mieux nos ouvrages.
— Pourquoi pas réfléchir tout haut ? demanda Calvin. Comme ça j’aurai p’t-être une chance de trouver une idée au lieu d’attendre les tiennes. »
Il souriait, mais Alvin faillit répondre par un éclat de rire. Tant pis pour les petites jalousies oubliées.
« Ousqu’est ce Français avec qui tu voyageais quelques années passées ?
— Balzac ? fit Calvin. Retourné en France pour écrire des romans subversifs qui font passer Napoléon pour un couillon.
— Et Napoléon permet ça ?
— On connaît pas encore. Balzac en a pas publié un seul.
— Et c’est intéressant ?
— Faudrait que tu juges par toi-même, dit Calvin.
— Je lis pas l’français.
— Dommage. Tout ce qui s’écrit asteure d’intéressant, c’est en français. »
Vas-y, songeait Alvin. Fais valoir ta supériorité. Tu es supérieur à moi quand il s’agit de parler français, et je m’en fiche. Le savoir-vivre voudrait que tu ne me mettes pas le nez dedans. Mais, d’un autre côté, tu crois que je te mets toujours la figure dans mon talent de Faiseur, donc… ce n’est que justice.
« Faim ? demanda Alvin.
— J’ai mangé à bord, répondit Calvin. En réalité, y avait pas grand-chose d’autre à faire. Rien que du brouillard sus l’fleuve.
— Il restait pas sus la rive ouest ? »
Calvin éclata de rire. « De temps en temps je jouais un peu avec. Je créais un peu d’brouillard en plusse à partir de l’eau du fleuve. J’entourais le bateau de brouillard. M’est avis qu’on devait avoir l’air étrange pour les spectateurs sus l’écore. Un p’tit nuage qui descendait le fleuve et d’où sortait un bruit de moteur à vapeur. »
Alvin sentit monter en lui un mépris familier. Calvin persistait à se servir de son talent pour des sottises et pour le spectacle.
N’allez pas croire qu’Alvin n’éprouvait pas un peu le même désir. Mais il s’efforçait au moins de le maîtriser. Il se sentait au moins honteux lorsqu’il se surprenait à faire du spectacle. Calvin, lui, s’en délectait. Il avait l’air inconscient du mépris de son frère. Ou alors il voulait provoquer ce mépris. Peut-être cherchait-il la querelle.
Et peut-être obtiendrait-il gain de cause. Mais pas pour cette raison ni maintenant. « Ç’a l’air plaisant », dit-il.
Calvin le regarda avec amusement. « M’est avis que t’as jamais créé un peu d’brouillard ?
— De temps en temps, dit Alvin. Et j’en ai dispersé aussi quand j’en avais b’soin.
— Pour une noble cause, j’en suis sûr. Alors, quel est le grave problème que tu dois résoudre et quel rôle j’vais jouer là-dedans, d’après toi ? »
Alvin expliqua la situation du mieux qu’il put – la fièvre jaune, ses efforts pour guérir le plus de gens possible. Les rumeurs sur l’orphelinat. La petite émeute de Jim Bowie. La Tia et le désir des opprimés de Barcy de partir avant le début des effusions de sang.
« Alors comment on va faire ? Prendre tous ces bateaux ?
— On a pas beaucoup de marins parmi les Français, les esclaves, la couleur affranchie et les orphelins, répondit Alvin.
— On pourrait persuader les équipages de rester avec eux autres.
— La Tia a dans l’idée de m’faire ouvrir le fleuve en deux. Comme Moïse et la mer Rouge. Seulement, m’est avis que ça serait plusse comme Josué et la traversée du Jourdain. Quand l’eau s’est amassée sus l’écore à main droite pendant que les Israélites passaient sus la rive ouest.
— Et tu veux pas faire ça.
— Ç’a pas d’sens. D’abord, c’est beaucoup d’eau, et faudrait de toute façon qu’elle s’en reparte. Elle finirait par inonder toute une ville, c’est sûr, ce qui arrangerait pas vraiment la situation. Et une fois qu’on serait sus l’aut’ bord, on trouverait quoi ? Du brouillard et des marais. Et des Rouges bien soupçonneux qui seraient pas contents d’nous voir. Et, faut pas l’oublier, plusieurs milliers de genses à nourrir. »
Calvin hocha la tête. « J’suis pas trop étonné, Al. J’veux dire, tout l’monde a un plan, mais on voit bien que c’est des maudits couillons et que leurs plans sont pas bons. »
Alvin savait que s’il accusait Calvin de vouloir chercher la bagarre, son cadet le regarderait de ses grands yeux innocents et répondrait : De quoi tu parles, Al ? C’est des maudits couillons et leurs plans sont pas bons.
« C’est pas des couillons, dit Alvin. Surtout si on pense que j’avais pas d’plan moi-même. Jusqu’au moment ousque je m’suis mis en route pour venir icitte et que je m’suis rappelé quèque chose que j’ai vu Tenskwa-Tawa faire.
— Oh, ouais, Lolla-Wossiky, l’vieux soûlard borgne de Rouge. »
En entendant parler ainsi du grand prophète, Alvin sentit son sang ne faire qu’un tour, mais il garda le silence.
« Évidemment, j’pense qu’il boit pas beaucoup asteure, reprit Calvin. Et t’as pas arrangé son œil ? Sûr, on connaît pas ce qu’il fait de l’aut’ bord du brouillard. P’t-être qu’ils se distillent d’la bonne goutte de maïs et qu’ils se soûlent tous les jeudis. » Il rit à sa propre blague.
Pas Alvin.
« Oh, espèce de vieux croûton, fit Calvin. Avec toi, tout est sérieux. »
Seulement les gens que j’aime, songea Alvin. Mais il préféra ne rien ajouter là-dessus. « Ce que j’ai vu Tenskwa-Tawa faire, dit-il, c’est mélanger son sang avec de l’eau et la virer en quèque chose de solide. »
Calvin hocha la tête. « J’connais pas les talents des Rouges.
— Ils ont pas de talents. Ils tirent leurs pouvoirs de la nature, comme qui dirait.
— Ça, c’est complètement idiot. On est tous humains, non ? Les Rouges peuvent marier les Blancs, non ? Alors, leurs enfants, ils auraient une moitié de talent ? À quoi ça ressemblerait, une moitié de talent ? Et ils tireraient à moitié leur pouvoir de la nature ?
— Tiens, j’croyais que tu connaissais pas les talents des Rouges, fit Alvin, et asteure tu changes d’avis et tu veux absolument que leurs talents soient tout comme les nôtres.
— Ben, si tu cherches la querelle, j’vais regretter d’être venu. »
Comme ça, on sera deux, se retint de répliquer Alvin.
« Alors tu crois pouvoir réussir cette affaire comme le vieux Lolla-Wossiky, dit Calvin. Et après, quoi ? Tu vas rendre le fleuve solide ? Comme un pont, et le restant de l’eau va couler par-dessous ?
— Ça résout pas les autres problèmes, dit Alvin. Non, j’pensais au lac Pontchartrain.
— C’est où, ça ?
— Au nord d’la ville. Un grand lac saumâtre, mais il est pas beaucoup creux. Parfait pour attraper les chevrettes et les écrivisses, et y a un bac qui l’croise, mais on en use pas souvent, par rapport qu’y a nulle part où aller sus l’aut’ bord. La plupart des genses prennent le bateau pour remonter ou descendre le fleuve. Mais, au moins, de l’aut’ côté du Pontchartrain, y a des fermes, de quoi manger, des abris et pas de Rouges encrèles qui s’demandent ce qu’on s’en vient faire dedans leur pays.
— Mais y a toute une trâlée de fermiers encrèles qui s’demandent pourquoi t’amènes trois milliers d’pauvres bougres, dont d’la couleur affranchie et des esclaves marrons, en plein dans leurs plantations d’coton », dit Calvin.
Cette fois, ça valait la peine de se prendre le bec, se dit Alvin. Et ils se bagarreraient au moins pour quelque chose d’important. « Ben, fit-il, m’est avis que si on avait une trentaine de maronneux, les fermiers pourraient s’mettre encrèles contre nous autres. Mais c’est trois mille qui vont arriver et, d’après moi, ils voudront pas s’battre contre nous autres, ils préféreront nous donner à manger pour qu’on s’en reparte vite.
— P’t-être, dit Calvin. Ou p’t-être qu’ils iront quérir les soldats du roi pour qu’ils s’en viennent vous apprendre la bonne discipline.
— Et p’t-être que les soldats du roi nous retrouveront dans l’brouillard quèque part.
— Aha. J’connaissais que l’brouillard finirait par devenir ton idée.
— Tu voulais que j’use de tes idées dans l’plan, j’croyais, fit Alvin en souriant pour ne pas envoyer son poing dans la figure du gamin.
— Tant que tu t’rappelles que c’est les miennes, dit Calvin.
— Cal, les idées, c’est pas comme la terre, les poèmes, les bébés ou aut’ chose. Si tu m’donnes une idée et qu’elle me plaît, alors ça vient mon idée aussi, mais ça reste la tienne, et elle appartient aussi à tous les genses sus la terre du bon Djeu qui la trouvent bonne.
— Mais j’y ai pensé l’premier.
— Ben, Cal, si on veut pignocher pour ce qui est du brouillard, m’est avis que Djeu y a pensé longtemps avant not’ naissance à nous deux.
— Et j’imagine que tu vas m’demander de faire lever tout ce brouillard durant que, toi, tu vas t’occuper du grand spectacle avec l’eau.
— J’connais pas, dit Alvin. J’ai jamais recouvert une ville de brouillard. Et toi, t’as jamais mélaillé du sang et de l’eau pour faire du verre. Alors, si on fait seulement ce qu’on connaît déjà… »
Calvin éclata de rire et secoua la tête. « T’as donc déjà tout prévu mon rôle.
— Écoute, j’vais m’occuper du brouillard et aussi de l’eau, comme ça tu pourras t’en retourner à bord et vivre ta vie comme tu fais depuis six années.
— Alors t’as pas b’soin d’moi, fit Calvin. M’est avis que Peggy s’est encore trompée.
— Y a des parties de toi dont j’ai b’soin, c’est sûr. Celle qui veut user d’son talent pour aider une bande d’innocents, ou en tout cas pour la plupart, à sortir de Barcy avant que commence la tuerie, celle-là, j’en ai b’soin. Mais celle qui veut me chercher des noises et me détourner de ce que j’dois faire, celle-là peut aller s’fourrer la goule dedans un tchu d’cheval. »
Calvin se mit à rire. « J’parie que l’cheval aimerait ça encore moins qu’moi.
— T’as raison, fit Alvin. J’oubliais qu’les chevaux ont aussi des droits.
— Doucement, mon vieux Al, dit Calvin. Tu connais donc pas quand on te taquine ?
— M’est avis qu’si. Tu t’prends pour un chien vif qui taquine un taureau plusse lent. Mais t’as pas l’air de comprendre que des fois l’chien est pas si vif que ça et l’taureau pas si lent.
— Des menaces ?
— J’te rappelle jusse que j’ai pas toute la patience du monde.
— Même pas assez pour moi ? Pour ton p’tit frère bien-aimé ?
— Même si on avait huit barriques pleines de patience avec toi, Cal, tu continuerais d’achâler l’monde avant de t’apercevoir qu’il en aurait fallu neuf.
— Des fois je chiquaille un brin, je reconnais, fit Calvin. Mais toi aussi.
— M’est avis qu’oui, dit Alvin en songeant à Jim Bowie.
— Alors tu vas faire un pont par-dessus ce Poncho Train ?
— J’croyais que tu parlais français.
Poncho Train, c’est du français ? » Calvin éclata de rire. « Oh… oh, asteure j’comprends. Pont Chartrain. » Il prononça le nom avec un accent français exagéré, si bien que ses lèvres pincées donnaient l’impression qu’il venait de manger un kaki.
Alvin ne put se retenir. Il joua l’Américain rustaud. « Pomme Chère Train ? J’arrive pas à m’tordre la bouche comme il faut pour dire ces mots français difficiles. » C’était comme au bon vieux temps, quand ils s’envoyaient des répliques du tac au tac.
« C’est l’meilleur accent français que j’ai jamais entendu chez un compagnon forgeron.
— Cré coup d’tonnerre, Cal, fit Alvin. M’est avis que tu m’donnes envie de m’en aller faire un tour à Paris.
— Si tu te baignes bien propre, j’te ferai rencontrer Bonaparte lui-même, dit Calvin.
— Non, merci. Je l’ai vu une fois et ça m’suffit. »
D’un coup, l’espièglerie disparut du visage de Calvin, et Alvin vit sa flamme de vie s’embraser de colère. « Oh, excuse-moi, j’oubliais que t’as déjà tout fait bien avant qu’arrive le p’tit Calvin.
— Oh, joue pas à…
— Joue pas à quoi ? Quel nom t’allais m’donner, grand frère ?
— Je l’ai rencontré quand j’étais p’tit et il m’a pas plu. Tu l’as rencontré aussi et, toi, il t’a plu, on dirait. Et après ? Il était icitte, en Amérique. C’était avant qu’il renverse la monarchie. Qu’esse je suis supposé faire ? Semblant de l’avoir jamais vu pour que tu t’sentes pas provoqué ? Tu te crois l’seul à avoir eu l’droit d’rencontrer du monde célèbre ?
— Oh, la ferme », lança Calvin qui s’en alla à grands pas dans une autre direction.
Comme Calvin était parfaitement capable de retrouver sa flamme de vie dès qu’il en aurait envie, Alvin ne s’en inquiéta pas. Il rentra à la pension en espérant que Margaret ait décidé de lui adjoindre un autre assistant. Comme, disons, En-Vérité Cooper – lui, c’était un brave homme et il ne cherchait pas bêtement la bagarre. Ou Mesure. Alvin aurait préféré n’importe lequel de ses frères à Calvin pour l’aider.
Mais, à vrai dire, il ignorait totalement s’il pouvait maintenir un brouillard digne de ce nom et réussir à ouvrir les eaux. Pas en même temps – ni efficacement. Arthur Stuart, tout prometteur qu’il était, restait encore brouillon comme Faiseur, et Alvin s’estimerait heureux s’il arrivait à apprendre au jeune métis à faire monter de la vapeur d’une théière, alors du brouillard bien épais… Il avait donc besoin de Calvin. Un brouillard épais ne servirait pas seulement à dissimuler les fuyards de l’autre côté. Il envelopperait à la nuit tombée l’ensemble de la ville. Il empêcherait qu’on les retrouve jusqu’à ce qu’ils soient en sécurité sur l’autre rive du lac.
Margaret avait eu raison de l’envoyer, et Alvin n’avait plus qu’à serrer les dents et empêcher Calvin de lui porter sur les nerfs.
*
L’exploit du jour d’Arthur Stuart fut de ramener quinze sacs de tissu dont les autres enfants pourraient se servir pour transporter les vivres du voyage. Pap Orignal et Mam Écureuil surveillaient le remplissage des sacs en se chamaillant sur ce qu’il fallait emporter. Pap Orignal insistait pour qu’ils se munissent de vêtements de rechange, tandis que Mam Écureuil ne voulait que des vivres.
« Ils auront faim avant d’être tout nus, disait-elle.
— Mais on aura beau en emmener tant et plusse, on aura bétôt pus arien à manger, et si on doit trouver ou acheter d’la mangeaille, autant emporter du linge de rechange, comme ça les p’tits voyageront pas en guenilles.
— Si on a d’quoi acheter à manger, on aura d’quoi acheter du linge, et on aura d’abord faim.
— On peut cueillir de quoi manger dessus les arbres et l’glaner dedans les champs.
— Ben, s’il s’agit de voler, Pap Orignal, on peut prendre des attifaux sur les fils à linge.
— Si on est assez chanceux pour en trouver à la bonne taille.
— Y a pas un seul p’tit dedans cette maison qui garde les mêmes six mois d’rang. »
Et ainsi de suite. Pendant ce temps, au grand amusement d’Arthur Stuart, chacun vidait les sacs de l’autre tout en chargeant les siens. Les enfants avaient visiblement l’habitude de telles scènes, et la plupart des sacs se trouvaient dans une autre salle où ils les remplissaient soigneusement de vivres qu’ils ramenaient de la cuisine. Manifestement, ils étaient de l’avis de Mam Écureuil.
« J’aime pas not’ linge, dit un enfant à Arthur Stuart. Moi, j’aime mieux voyager tout nu. »
À cet instant, un cri jaillit de la cuisine, et tout le monde s’y précipita pour voir de quoi il retournait.
Pap Orignal, plié en deux par terre, tenait son pied estropié et braillait de grands gémissements de douleur.
« Qu’esse qui s’passe ? demanda Arthur parmi les clameurs des enfants.
— J’connais pas, j’connais pas », répondit Mam Écureuil.
Arthur Stuart s’agenouilla près de Pap Orignal en repoussant quelques gamins qui le gênaient. Il prit dans ses mains la cheville et le pied du bonhomme puis entreprit de dérouler et de desserrer les bandages qui les immobilisaient et maintenaient le coussinet du talon. Presque aussitôt, les gémissements cessèrent – mais pas parce que la douleur s’était calmée, s’aperçut bientôt Arthur Stuart. Pap Orignal s’était évanoui.
Personne n’entendit même frapper à la porte – mais peut-être s’abstint-on de frapper. Ils surent qu’il y avait un visiteur uniquement lorsqu’il ouvrit la bouche.
« Voilà ce qu’arrive quand on a une cuisine raboutée à la maison. »
Arthur Stuart leva les yeux. C’était Calvin, le frère cadet d’Alvin.
Calvin secoua la tête. « S’est brûlé sus l’fourneau ?
— Connais pas, fit Arthur Stuart.
— Alvin t’a rien appris ? »
Arthur Stuart était furieux, mais il ne se laissa pas distraire. « Il a quèque chose au pied. »
Calvin s’agenouilla en face du jeune métis pour examiner Pap Orignal. « On dirait un pied bot », dit-il.
Arthur Stuart redressa la tête vers Mam Écureuil en haussant les sourcils comme pour dire : N’est-ce pas merveilleux d’avoir un vrai docteur pour nous apprendre ce qu’on sait déjà ?
Mam Écureuil avait cependant autre chose à penser qu’aux sarcasmes. « Qui vous êtes, monsieur ? Et ôtez vos pattes du pied d’mon époux. »
Calvin leva les yeux vers elle et sourit. « J’suis Calvin le Faiseur, le frère d’un certain compagnon forgeron qui reste dans vot’ maison, j’crois bien. »
Arthur Stuart se sentit alors vraiment bouillir de rage en entendant Calvin se qualifier de Faiseur comme si c’était sa profession, alors qu’Alvin s’en abstenait, lui qui l’était dix fois plus que ne le serait jamais son cadet !
Mais il retint sa langue, car il n’avait rien à gagner en déclarant la guerre à Calvin.
« J’comprends la disposition des os. Les muscles se sont développés de travers tout autour. » Calvin palpa encore un peu le pied puis ôta les bas épais.
« Qu’esse vous faites ? demanda Mam Écureuil.
— J’arrive pas à croire qu’Alvin soit resté si longtemps dans cette maison sans arien faire du tout pour le pied d’vot’ époux.
— Mon époux s’débrouille avec son pied tel qu’il est.
— Ben, il s’débrouillera encore mieux asteure, dit Calvin. J’ai tout remis en place. » Il se releva et tendit la main à la logeuse. « Faudra qu’il s’habitue un brin, mais dans quèques semaines il marchera mieux qu’il a jamais marché de toute sa vie.
— Quèques semaines ? fit Mam Écureuil en ignorant la main offerte. Vous êtes p’t-être beaucoup fier d’avoir réalisé un miracle, mais vous auriez pu penser à demander si c’était l’bon jour pour lui traiter son pied. On a des milles à marcher as’soir ! Et durant les semaines à venir.
— Et il allait faire ça avec un pied bot ? » dit Calvin.
Arthur Stuart sut, aux accents sarcastiques qui perçaient dans sa voix, que le manque de gratitude de Mam Écureuil contrariait Calvin.
« Y en a des tellement fiers de leurs talents, déclara Mam Écureuil, qu’il leur vient même pas à l’idée que l’monde a p’t-être pas envie de bénéficier d’leurs démonstrations publiques.
— Bon, ben, fit Calvin, j’suis sûr de m’rappeler comment était l’pied bot. J’crois que j’peux le remettre comme avant.
— Non, tu peux pas », dit Arthur Stuart.
Calvin posa sur lui un regard d’hostilité froide et amusée. « Oh ?
— À cause que son pied a déjà été changé avant que t’arrives, dit Arthur Stuart. C’est ça qui l’a fait brailler de douleur et tomber par terre. Quèque chose a déplacé tous les os alors que l’pied était encore emmailloté. Et c’était bien cinq minutes passées.
— Intéressant, fit Calvin.
— Alors, tu vois, l’état ousque t’as trouvé les os quand tu t’es mis à genoux icitte, c’est pas çui d’avant. »
Calvin secoua tristement la tête. « Arthur Stuart, esse qu’Alvin connaît que t’as voulu traiter ce pauvre bougre sans même qu’il te l’demande ?
— J’ai arien fait d’même !
— Si tu connais l’état d’son pied avant et qu’il était différent quand j’suis arrivé, ça veut dire que t’as tripatouillé dedans. Dis pas non, t’as toujours été un mauvais menteur.
— Comment tu connais, toi, ce que j’ai toujours été ?
— Oh, alors j’imagine que t’es un bon menteur, fit Calvin. J’aurais jamais cru entendre quèqu’un s’en vanter, mais tant pis. » Il gagna la porte et regarda dehors dans la cour de derrière. « Ça vous embête si j’use de vos lieux ? Ça fait un moment que j’suis descendu du bateau qui m’a amené icitte, et j’irais bien au pissoir. »
Mam Écureuil lui fit signe de ne pas se gêner. Dès qu’il fut parti, elle se remit à genoux près de Pap Orignal. « C’est lui qui l’a fait, hein ? lança-t-elle. Avant même de passer la porte.
— Il aime les grandes entrées, dit Arthur Stuart. Et il adore faire honte à Alvin dès qu’il peut.
— Oser faire du mal à mon époux. Tu crois qu’on connaît pas ce qu’est Alvin ? Tu crois qu’on y aurait pas demandé de traiter ce pied si on avait voulu ?
— Calvin avouera jamais qu’il l’a fait. Alors vaut mieux aider Pap Orignal à apprendre à marcher avec son pied d’même. Vous avez l’aut’ chaussure de cette paire ?
— L’autre chaussure ? La paire ? grogna Mam Écureuil. Il a jamais acheté une paire d’chaussures de sa vie.
— Ben, c’est la seule chaussure qu’il a ?
— Il en a une autre pour le dimanche.
— On va la mettre à l’autre pied.
— Elles vont pas ensemble.
— Une chaussure et un pied nu, ça va encore beaucoup moins ensemble », dit Arthur Stuart.
Mam Écureuil envoya deux enfants chercher la chaussure du dimanche de Pap Orignal. Puis elle se tourna vers Arthur Stuart. « M’est avis que tu connais pas comment réveiller mon époux.
— Je farfouille pas dans les têtes ni dans les pieds du monde, dit Arthur Stuart. Et pis Calvin a pas fait d’la si bonne ouvrage. Son pied est toujours tout mélaillé au-dedans, même s’il a l’air de la bonne forme au-dehors. Quand Pap Orignal va s’réveiller, j’crois qu’il aura beaucoup mal.
— Vaut mieux le laisser dormir, alors, fit Mam Écureuil. Mon Djeu. Je… Depuis que je l’connais, j’ai jamais vu Pap Orignal inconscient d’même. Depuis tous ces événements, j’ai jamais eu autant peur qu’asteure.
— Quand Alvin s’en reviendra, il va tout arranger.
— Oh, j’espère, oui.
— On pourrait aussi bien continuer d’remplir les sacs », dit Arthur.
L’instant suivant, les enfants se remettaient à charger les sacs de vivres. Les vêtements en surplus, désormais tous retirés, gisaient en tas dans le petit salon. « Pour les pauvres », dit Mam Écureuil.
Arthur se demanda si elle avait une définition du mot « pauvre » qui ne les incluait pas, elle et son immense famille de crève-la-faim.
*
Alvin, assis sur la rive humide près de la maison de Marie la Mort, ses pieds nus dans l’eau, regardait passer un alligator. Le saurien lui accorda une pensée fugitive – Alvin la vit dans sa flamme de vie comme un éclair affamé. Mais le compagnon forgeron lui demanda d’aller chercher ailleurs, et l’alligator s’éloigna obligeamment.
Enfin, pour être précis, il lui mit en tête l’image d’intestins déchirés associée à celle de la proie éventuelle, et l’animal fila sans demander son reste.
C’est une bonne chose de pouvoir flanquer la verdasse aux cocodries, songea Alvin. Je pourrais m’y consacrer à plein temps et en faire ma profession. On m’appellerait Al Cocodrie, on me demanderait sans arrêt pourquoi je ne porte pas de bottes ni de ceinture en peau de cocodrie, et je répondrais : Comment voulez-vous que je trouve de la peau de cocodrie s’ils ont peur de m’approcher ?
Ça lui paraissait un meilleur emploi que celui qui lui mettait aujourd’hui sur le dos la responsabilité de sauver des centaines de vies humaines sans lui fournir un seul indice sur la façon de s’y prendre.
Il s’était piqué à deux reprises avec son couteau pour faire couler son sang, un geste qu’il trouvait de prime abord plutôt gênant. Il s’imaginait sur le point de commettre un sacrifice mexica. Il avait laissé le sang s’égoutter dans l’eau trouble puis l’avait senti se disperser et disparaître.
Il avait déjà procédé à un essai sur le Yazoo Queen, mais pas avec l’eau du fleuve. Avec de l’eau potable, déjà pure. Le sang n’avait nulle part où aller, il s’était aussitôt mélangé à l’eau, et Alvin avait pu façonner le résultat comme il le voulait. Mais comment créer quelque chose à partir d’une masse presque infinie d’eau saturée d’impuretés ?
Davantage de sang ? S’ouvrir une veine ? Une artère ?
Et s’il ouvrait l’artère d’un alligator, pourquoi pas ?
Non, il savait que ça ne marcherait pas. Le Faiseur fait partie de ce qu’il crée. S’il savait une chose, c’était bien celle-là.
Mais durant toute son enfance il avait manqué périr par l’eau un nombre incalculable de fois, au point que son père avait une peur bleue de le laisser se désaltérer dans un cours d’eau où il risquait de se noyer ou de s’étouffer.
Arrête de réfléchir, se dit-il. Il ne s’agit pas de science comme palper les bosses du crâne ou saigner un patient. C’est sérieux, et il faut garder l’esprit ouvert au cas où surgirait une idée – tu veux lui laisser de la place pour qu’elle s’y installe.
Il s’occupa donc à nettoyer l’eau qui l’entourait. Ce n’était pas difficile – il s’y entendait dans le domaine des liquides et des solides, il savait les purifier, il demandait aux bons éléments de rester et aux mauvais de partir. Les œufs de moustique, les bestioles minuscules, le limon en suspension, tous les animaux, petits et gros, et surtout le sel de cette eau saumâtre apportée par les marées – il leur ordonna d’aller ailleurs, et ils obéirent, si bien qu’il put enfin regarder dans l’onde et, sous le reflet des arbres qui s’étendaient au-dessus de lui, distinguer ses pieds nus et le fond vaseux.
Il trouva intéressant de regarder dans l’eau et de voir deux niveaux à la fois : le reflet en surface et ce qu’il y avait en dessous.
Il se rappela quand il s’était tenu au milieu de la trombe avec Tenskwa-Tawa et qu’il avait vu dans les parois d’eau solide non pas un reflet ni ce qui traînait dans l’eau, mais aussi des détails venant de temps éloignés, un savoir caché. Il était trop jeune à l’époque pour bien comprendre le phénomène, et il n’était plus très sûr de ce qu’il se rappelait, ou s’il se rappelait seulement qu’il se rappelait, si vous voulez.
Il entendait une espèce de chanson sans paroles, tellement il restait immobile. Ce n’était pas non plus dans son esprit. C’était une autre chanson, une chanson familière, celle qu’il avait tant de fois entendue au cours de son existence tandis qu’il filait comme le vent dans les bois. Le chant vert de la vie autour de lui, celle des arbres et de la mousse, des oiseaux, des alligators, des poissons, des serpents, des vies brèves, des vies passagères, et toutes composaient ensemble une espèce d’harmonie grave qui l’imprégnait tellement qu’il se percevait lui-même comme un élément infime de ce chant.
Et tandis qu’il écoutait le chant vert et regardait dans l’eau, une autre goutte de sang tomba de sa main et se répandit peu à peu.
Seulement, il laissa cette fois sa bestiole accompagner son sang, suivre la substance familière, la maintenir chaude, lui permettre de s’unir à l’eau comme si elle participait de la même musique. Il n’existait pas de limites pour le contenir, mais Alvin s’accrocha au sang, continua de le considérer comme une partie de lui-même et non comme perdu, comme si son cœur le propulsait toujours dans ses veines.
Le sang n’était peut-être pas tributaire de limites extérieures, mais Alvin en imposa tout de même à son écoulement. Jusque là-bas, lui dit-il, et pas plus loin. Et comme c’était toujours le sien, son sang lui obéit.
Arrivé aux limites imposées, le sang s’éleva peu à peu en un mur, se solidifia, devint comme une très mince plaque de verre. Puis, agissant vers l’intérieur, il se transforma en un treillis qui attira l’eau autour de lui en volutes sans cesse en mouvement mais dont les orbites ne s’approchaient jamais des fils sanguins incroyablement fins.
L’eau se déplaçait de plus en plus vite, par milliers de millions de tout petits tourbillons autour des fils immobiles. Alvin baissa les mains de chaque côté de la sphère d’eau solidifiée et la sortit hors de l’onde claire du lac Pontchartrain.
Elle était lourde – il dut recourir à toute sa force pour la soulever et il regretta de l’avoir conçue aussi grosse. Elle pesait beaucoup plus que le soc de charrue qu’il portait dans son sac. Mais elle restait aussi curieusement inerte. Il avait beau savoir que l’eau dans la sphère se déplaçait en permanence, elle semblait dans ses mains aussi immobile qu’un caillou. Et lorsqu’il regarda dedans, tout lui apparut d’un coup.
Il vit ses propres efforts pour naître, ses peines pour venir au monde, les parois de l’utérus maternel qui le comprimaient tandis qu’il se frayait un passage ; il entendit les cris de sa mère et la vit entourée des murs de tissu d’un chariot bâché qui tanguait, glissait, piquait du nez et embardait dans le courant d’une rivière en crue. À présent il se trouvait à l’extérieur de ce chariot et remarquait un grand arbre abattu qui flottait et fonçait comme un bélier droit sur le chariot, droit sur lui, enfant à naître animé d’un espoir ardent et rageur. Il entendit alors un grand cri et vit un homme bondir sur l’arbre pour le tourner et le retourner encore, tant et si bien que le tronc ne frappa le chariot que de biais avant de s’éloigner en donnant de la bande sous la pluie torrentielle…
Il voyait maintenant une fillette tendre la main vers la tête d’un nouveau-né dont les poumons ne s’étaient pas encore emplis d’air à cause d’une coiffe de chair qui lui recouvrait toute la figure comme un masque horrible. Elle la retira et l’air se précipita dans la bouche du bébé qui se mit à brailler. La fillette récupéra la coiffe aussi tendrement que s’il s’agissait du cœur d’un sacrifice mexica, et il sentit le lien qui unissait l’enfant et la coiffe avant de reconnaître la petite Peggy, la fillette qui avait cinq ans lorsqu’il était né, qui était désormais sa femme, qui ne possédait presque plus rien de la vieille coiffe desséchée laissée à sa garde parce qu’elle en avait frotté de petits fragments entre ses doigts afin de les réduire en poussière, d’en extraire la puissance du talent d’Alvin dont elle se servait pour le sauver.
Mais aujourd’hui ? songea-t-il. Qu’en est-il aujourd’hui ? Peut-être la lourde sphère répondit-elle à sa question ou tout bonnement lui montra-t-elle son désir le plus cher, mais il se vit à genoux dans l’eau au bord du lac Pontchartrain dans lequel il laissait abondamment couler son sang en regardant un chemin de cristal traverser la mer intérieure à toute allure, un chemin de six pieds de large, aussi mince qu’une feuille de glace à la surface d’une bassine laissée sur le rebord de la fenêtre la nuit de la première gelée d’automne. Et par un ou par deux les gens s’engageaient peu à peu sur ce pont de cristal et s’avançaient à la surface de l’eau qui les soutenait. Ils étaient une douzaine, puis des dizaines, des centaines, une file interminable. Il s’aperçut alors que la colonne ralentissait, s’arrêtait, se bousculait à mesure que de plus en plus de fuyards baissaient les yeux vers le cristal sous leurs pieds et commençaient à distinguer ce qu’il voyait lui-même à présent.
Ils n’avançaient plus tant ils se captivaient pour les visions de cristal dans l’eau. Ils mettaient trop de temps, trop de temps, et Alvin continuait de se vider de son sang.
Puis il se vit brusquement dans le verre perdre connaissance et s’effondrer sur le pont, qui commença aussitôt à se fêler et s’effriter sous les pas des fuyards qui basculèrent dans l’eau, hurlèrent, se débattirent…
Alvin lâcha la sphère de cristal qui tomba dans l’eau au milieu d’éclaboussures.
Il crut d’abord qu’elle s’était dissoute instantanément en disparaissant sous la surface, mais, lorsqu’il plongea la main dans l’eau à ses pieds, il la retrouva.
Il la ressortit.
Je croyais que les images vues dans l’eau de cristal seraient vraies, songea-t-il. Mais ce n’est pas possible. Margaret ne m’aurait pas envoyé auprès de ces gens si je n’avais pas en moi la force de faire tenir ce pont jusqu’à ce que le dernier ait traversé.
Il regarda la boule de cristal qu’il serrait dans ses mains. Je ne peux pas la laisser ici, se dit-il. Mais je ne peux pas l’emmener non plus. Elle est trop lourde, j’ai déjà le soc, et aussi tant à faire.
« J’vais la prendre, moi », dit une voix douce derrière lui.
Le cristal lui renvoya le reflet de la jeune femme, mais, à sa grande surprise, la surface bombée n’en déformait pas l’image.
Il ne la voyait pas sur le cristal, il la voyait dedans, et il en sut aussitôt beaucoup plus à son sujet qu’il n’avait jamais cru en apprendre sur quiconque. « Vous êtes pas françaises, dit-il. Vot’ mère et vous êtes portugaises. Elle a un talent avec les requins. C’est pour ça qu’on l’emmenait dans tous les voyages en mer, pour tenir au loin les monstres marins, mais quèqu’un a usé d’elle pour une aut’ affaire, elle est tombée en famille de vous, alors elle a sauté du bateau et regagné la côte sus l’dos d’un requin ousqu’elle vous a mise au monde à l’embouchure du fleuve.
— Elle m’en a jamais parlé, à moi, dit Marie la Mort. C’est p’t-être vrai, mais p’t-être pas. »
Alvin se remit debout, les pieds toujours dans l’eau, et se retourna pour lui tendre la sphère. « C’est lourd, prévint-il.
— J’peux porter n’importe quel fardeau, fit-elle, du moment que je l’prends sans contrainte. » Et c’était vrai. Elle chancela un peu sous le poids, mais elle tint la boule contre elle sans la laisser tomber.
« Regardez pas dedans, lui conseilla Alvin.
— Je l’ai sous les yeux, dit-elle. Comment faire pour pas regarder ? » Elle s’en abstint pourtant. Elle ferma les yeux avec force. « C’est déjà assez ennuyant d’connaître des tas d’affaires sus les genses, dit-elle. J’veux pas en connaître plusse. »
Alvin se dépouilla de sa chemise et emmaillota la sphère. « C’est moi qui la prends asteure, dit-il.
— Non, fit Marie la Mort. Vous allez avoir b’soin de toutes vos forces pour l’ouvrage d’as’soir. »
*
Tous les enfants étaient assis par terre dans chacune des salles du rez-de-chaussée. Les plus âgés étaient chargés d’un sac bourré de tout ce qu’on avait trouvé à manger dans la maison. Arthur admirait la docilité avec laquelle ils obéissaient à Mam Écureuil sans que nul ne fasse d’histoires.
Ce qu’il ignorait, c’était ce qu’on allait décider au sujet de Pap Orignal. Le vieil homme, étendu dans la cuisine, parfaitement éveillé désormais, mais les yeux hermétiquement clos, ne disait rien, ne gémissait ni ne grimaçait de douleur, mais un filet de larmes lui coulait de chaque œil jusque dans les cheveux et les oreilles. Arthur Stuart mourait d’envie de l’aider, il savait que tous les petits os n’étaient pas de la bonne forme et ne s’adaptaient pas entre eux, trop comprimés ici et là, les ligaments et les tendons tantôt trop courts, tantôt trop longs pour la position qu’ils devaient occuper. Mais il ne savait pas comment les modifier de façon à les rendre un peu plus normaux.
La porte de la cuisine s’ouvrit et Alvin entra. Il était torse nu, et Arthur Stuart le trouva beaucoup plus ramolli qu’à l’époque où il travaillait tous les jours à la forge. Mais, tout ramolli qu’il était, il paraissait à côté du jeune métis encore massif et se déplaçait comme un grand navire toutes voiles dehors.
Avant qu’Arthur Stuart ait le temps de se demander ce qu’il avait fait de sa chemise, Marie la Mort entra derrière lui en portant un objet enveloppé dedans.
Calvin s’était tenu tranquille après toutes les souffrances qu’il avait fait subir à Pap Orignal. Mais il ne tarda pas à réapparaître, maintenant qu’Alvin était là, et il traversa à grandes enjambées les salles de façade de la maison en lançant :
« Alvin, t’arrives à temps ! Faut que tu voies la pagaïe qu’a foutue ton demi-beau-frère quand il a mis l’nez dans l’pied de ce vaillant bougre. »
Arthur Stuart ne prit pas la peine de répondre, sachant qu’Alvin connaissait trop bien Calvin pour se fier à ses dires.
Alvin s’avança et s’arrêta au-dessus de Pap Orignal. Il ferma les yeux ; Arthur Stuart crut un instant sentir la bestiole du compagnon forgeron réchauffer la sienne propre à l’intérieur du pied remodelé. Sans regarder personne, Alvin dit d’une voix douce : « Cette nuit entre toutes, j’ai b’soin de toutes mes forces, et asteure vous m’obligez à les gaspiller pour une affaire qu’aurait pu attendre une semaine ou une année d’plusse.
— Alors attendez, fit violemment Mam Écureuil. Vous croyez qu’il est pas homme à endurer l’mal ? Oh si, il peut. Je l’porterai au b’soin, moi et quèques-uns des grands garçons. Mon Orignal, il veut pas nous coûter ce qu’il peut pas payer. Il mourrait pour ces enfants-là, Alvin, vous connaissez que c’est vrai. »
Tout le monde le savait.
« Mais j’ai b’soin qu’il marche, dit Alvin. J’ai b’soin de ses forces. J’vais user un brin des miennes pour lui, et une aut’ fois il usera un brin des siennes pour moi. »
Arthur Stuart faisait de son mieux pour suivre le travail d’Alvin. Mais le forgeron allait trop vite. Il était trop habile dans ce domaine. Les os qui n’avaient pas la bonne forme la retrouvèrent brusquement. Les tendons enroulés en tous sens se coulèrent en place tels des serpents. L’opération prit moins d’une minute, et Pap Orignal poussa un cri.
Non, ce n’était pas un cri. C’était un grand soupir de soulagement, si perçant et soudain qu’on aurait dit un glapissement.
« Que l’bon Djeu te bénisse », remercia Mam Écureuil.
Pap Orignal se mit debout et retomba aussitôt en arrière dès qu’il voulut avancer.
« J’connais pas comment ça s’fait, dit-il. J’arrive pas à marcher sus ces deux pieds-là. J’ai l’impression qu’ma patte droite est trop longue.
— Appuie-toi d’sus moi », dit Mam Écureuil. Il obéit et parvint à se tenir debout.
« Allez au quai du Français, fit Alvin. Avec tous les enfants. J’y serai avant vous autres.
— Moi aussi ? demanda Marie la Mort.
— Allez voir vot’ mam et trouvez une brouette chez les Français pour transporter la boule. J’ai une autre chemise.
— Et moi ? fit Arthur Stuart.
— Va voir La Tia et dis-y d’emmener tous ceux-là qui veulent partir au quai du Français dès la brunante. »
Une fois tout le monde envolé, il ne resta plus que Calvin et Alvin dans la maison d’Écureuil et Orignal, qui se réduisait en fin de compte à une grande et vieille bâtisse vide dès lors qu’elle n’hébergeait plus tous les enfants.
« J’suppose que j’ai fait des masses de bêtises, dit Calvin avec un sourire contraint.
— J’ai b’soin de ton brouillard, fit Alvin. Pour recouvrir toute la ville. Sauf sus l’quai du Français.
— J’connais pas ousque c’est.
— Pas d’importance. T’étends du brouillard partout ailleurs, et moi j’vais l’chasser là ousque j’en veux pas. Mais tâche de pas me l’renvoyer. »
Il n’ajouta pas « pour une fois ».
« J’peux faire ça, dit Calvin.
— J’suis content que Margaret t’ait envoyé, reprit Alvin. Et j’suis content de t’voir icitte. »
Arthur Stuart se tenait dehors, à la porte de la cuisine, lorsqu’il entendit ces mots. Il avait peine à croire qu’Alvin puisse se comporter comme si Calvin ne s’était pas mêlé de ce qui ne le regardait pas, n’avait pas embêté tout le monde ni cherché des noises, sans parler des dégâts qu’il avait causés à Pap Orignal.
Arthur Stuart ne pouvait en tirer qu’une conclusion. Alvin ne croyait pas son frère responsable des ennuis dans le pied du vieil homme. Ce qui signifiait qu’il accordait foi à son mensonge et s’imaginait que c’était lui, Arthur Stuart, le coupable.
Bouillant de colère envers Calvin, envers ce véritable frère capable instantanément de supplanter dans le cœur d’Alvin un demi-beau-frère métis qui devrait être esclave, Arthur Stuart partit au pas de course retrouver La Tia et passer à l’action.